Lune noire

Je souhaite vous présenter une nouvelle écrite pour un concours. Elle n'a malheureusement pas été sélectionnée mais j'espère qu'elle vous plaira.

Le réveil vient de sonner, indiquant que le soleil aveuglant s’est enfin couché et que nous pouvons sortir de notre cachette sans risque, mais je suis réveillée depuis longtemps déjà.

Au-dessus de ma tête, je les ai entendu roder le jour durant. Leurs ongles ont creusé la terre, griffé les parois extérieures du bunker. Leurs gémissements ont résonné jusqu’à mes oreilles, fait trembler mon corps malgré tout mes efforts pour le contrôler. Ils ont chassé inlassablement, pénétré dans les failles des cachettes trop exposées, traqué les pauvres âmes n’ayant pas réussi à rejoindre leur abri avant le levé du soleil.

                Je sors du lit de camp inconfortable où je passe la plupart de mes jours les yeux grands ouverts. A l’étage inférieur, mes parents dorment paisiblement. Les bruits extérieurs ne leur parviennent pas. Souvent, mon père me propose de dormir à sa place. Je refuse presque toujours, sauf quand je sens la folie sortir de son coin, dans mon esprit. Elle veille constamment, montre le bout de son nez dès que je n’ai pas dormi depuis plusieurs jours.

                De l’air. Il me faut de l’air. Je n’en peux plus de cette vie d’ermite, cloitrée sous des mètres de terre.

Sortir. Tout de suite. Je me précipite vers la porte du bunker, m’arrache presque les ongles sur le verrou. La porte finit par céder.

J’étouffe. Vite, courir. Je me rue dehors. Dans ma course, je manque de tomber. Mon cerveau demande un effort trop intense à mon corps amaigri et affamé.

Enfin à l’extérieur, mes jambes ne me portent plus. Je m’effondre dans la poussière. Dehors, il n’y a plus que la désolation. La terre asséchée. Les derniers arbres brulés par le soleil meurtrier. Il ne reste rien de notre belle planète. La bêtise humaine à tout détruit. Et comme si cela ne suffisait pas, elle est aussi à l’origine des monstres qui rodent le jour.

Cela fait près de huit ans que la terre a été dévastée. Le monde, l’univers tout entier en a été affecté. La vie a disparue petit à petit le jour, incapable de survivre aux rayons meurtriers du soleil. Puis, après des années à errer sous terre, des hommes sont remontés à la surface en plein jour. Terrassés par la folie, ils ont été incapables de se terrer plus longtemps et sont sortis s’exposer à la lumière solaire. Aucun n’en est jamais revenu. Ou du moins, pas en tant qu’être humain. Leur corps s’est transformé, déformé, pour s’adapter à ce nouvel environnement hostile. Ils sont devenus des monstres noirs, des sortes d’ombres s’étirant sous la lumière de l’astre diurne. Les ombrages, c’est ainsi que nous les avons appelés.

Toutes les nuits, ils se cachent, nous laissant un peu de répit. Nous pouvons sortir de nos cachettes et voir la vie renaitre par endroit, sous les rayons de la lune. Le jour, ils parcourent les déserts. Ils refont surface chaque matin, appellent la folie tapie au fond de nous. Ils cherchent à grossir leurs rangs, à se nourrir de nous et nous transformer à notre tour en ces monstres d’ombres. Nombreux sont ceux qui ont cédé à leur appel. L’Homme, être terrestre et non souterrain, n’est pas fait pour vivre enfermer sous des mètres de terre. Il est fait pour vivre sous la lumière du soleil, en plein air. Bien que nous puissions sortir la nuit, le fait de ne plus être exposés aux UV a eu de graves conséquences sur le moral et la santé, s’ajoutant encore aux problèmes d’alimentation et d’hydratation. La folie a pris de plus en plus d’individus, les contraignant à sortir malgré tout les efforts fournis par leurs proches pour les sauver. Ils se sont exposés et se sont transformés. Ils se sont multipliés et leur nombre ne cesse d’augmenter. Les survivants sont de plus en plus rares et de plus en plus fragiles physiquement et mentalement.

Il est temps pour moi de partir à la recherche de quoi me nourrir et de quoi boire. Les réserves d’eau de l’abri sont presque vides et il nous faut trouver où les remplir pour les prochaines semaines.

Même si la lune a acquis le pouvoir de faire renaitre chaque soir une partie de la végétation et quelques étendues d’eaux, les zones vertes ne sont jamais fixes bien longtemps et elles finissent elles aussi par se tarir. Si nous utilisons trop de ressources, la zone ne réapparait plus. Il faut alors se déplacer. Chercher un autre endroit où vivre.

Je m’aventure dans les environs. Il vaut mieux commencer à chercher plus loin afin d’économiser nos terres. Je trouve une flaque, y apaise ma soif. Je sais que l’eau n’est pas saine mais je n’ai pas le choix. De toute façon, plus rien n’est sain sur cette planète mais il faut choisir : se condamner en mangeant et buvant les produits totalement irradiés de la nature ou se laisser mourir de faim et de soif.

Nous nous sommes condamnés il y a des années en polluant notre habitat. Nous avons détruit presque toutes les espèces animales et végétales. Les quelques plantes qui reviennent à la vie sous les rayons lunaires sont des organismes modifiés par les radiations nucléaires, les produits chimiques, la pollution aérienne. Rien n’est plus comme avant.

Je traine mon corps décharné de plus en plus loin chaque soir, dans l’espoir de trouver d’autres âmes égarées, d’autres ressources pour survivre. A plusieurs, la folie revient moins facilement. Quand on voit toujours les mêmes têtes, enfermé sous terre dans un endroit confiné, on perd vite la raison. Et perdre la raison c’est prendre le risque de gonfler les rangs des ombrages. C’est prendre le risque de mettre en danger les siens.

 L’image de Caleb me revient en tête. Je l’ai perdu. Il s’est perdu lui-même. Les ombres et la folie ont eu raison de lui. Le soleil, son cher soleil l’a emporté dans la tombe. Je continue mon exploration sous les rayons de la lune. Elle est là, elle me protège. Je perds le décompte de mes pas, perds la notion du temps. Les yeux levés vers le ciel, j’aperçois les premières lueurs du jour poindre à l’horizon et c’est comme si le monde s’imposait enfin à moi.

L’univers tout entier s’est modifié. Plus rien de ce que nous avons connu n’existe encore à l’heure actuelle. Il ne reste que la peur de perdre l’un des siens sous les rayons du soleil et dans les griffes des ombrages.

La lune est noire et la nuit blanche, mais la lune ne le cachera bientôt plus et le soleil reviendra nous bruler à vif. Je dois courir, retourner auprès de ma famille. En aurais-je seulement le temps et la force ? Je me suis tant éloignée…

La nuit est blanche et la lune noire, mais la nuit prend fin. Un nouveau jour de terreur se lève sur notre monde et les ombres reviendront rapidement nous envahir. Mais moi, je n’ai plus peur.

Un souffle derrière moi. Je me retourne. Celui que j’ai tant aimé est là, face à moi. Le corps de Caleb n’est plus celui d’un homme mais une sorte d’ombre. Il s’étire vers moi, m’effleure doucement. Lentement, il s’enroule autour de moi. Son visage est resté le même. Ses yeux aussi purs que le bleu du ciel autrefois. Je me laisse aller dans ses bras, savourant son contact comme je l’ai fait tant de fois. Et dans un baiser empli à la fois de douleur et de soulagement, je le rejoins dans son monde. 

Ma folie, c’était lui.

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