La plume et le camé

Le soir tombait doucement sur la campagne londonienne. Marybel, le regard perdu dans le lointain, porta la main à son cou où pendait un médaillon et laissa son esprit vagabonder. Elle se revit en compagnie de sa mère lorsqu'elle était enfant, parcourant les vallons du domaine à cheval, le vent fouettant ses longues boucles brunes, sa robe de mousseline clair cascadant le long de sa selle amazone. Elle se souvint comment elle riait lorsqu'elle poussait son petit alezan au galop, dépassant sa mère qui la rattrapait en joignant ses rires aux siens. Leur course folle se terminait quand elles ne tenaient plus en selle, leurs muscles et leurs joues les brulant de par l'effort, le vent et la joie.

                Le soleil couchant ayant presque disparu derrière la colline la plus éloignée, elle se rendit compte que cela faisait des heures qu'elle rêvassait, la nostalgie toujours aussi présente bien des années après. Comme presque chaque soir, elle s'installa à son bureau d'ébène où s'entassait livres d'histoires et d'images, parchemins et partitions de musique. Elle fouilla parmi ce capharnaüm pour déniche une énième feuille vierge, rapprocha son encrier. Elle déposa à son côté le collier qui pendait à son cou, cadeau offert par sa défunte mère sur son lit de mort. Le pendentif, un camé blanc en ivoire dans un cadre ornementale de métal noir, et l'encre lui permettait, lui semblait-il, d'entrer en contact avec sa mère.

                Cet amour pour l'écriture, cette libération qu'elle lui apportait, elle le tenait aussi de sa mère. De tout temps, Marybel se rappelait l'avoir vu un livre à la main, une plume crissant sur le papier. Elle aimait lire ses poèmes, ses inspirations, ses espoirs. Souvent, elle avait tenté de l'imiter. Jamais elle n'avait pu l'égaler. Elle avait beau s'atteler chaque soir à l'exercice, elle n'atteignait jamais ce qu'elle espérait. Ces derniers temps, elle avait délaissé les vers et les rimes pour écrire à sa mère. Elle lui racontait ses journées, ses pleurs et ses malheurs, les hommes qui venaient la courtiser et les femmes qui lui donnaient l'impression d'être laide et insignifiante. Mais ce soir-là, elle eut comme une illumination.

                La plume se mit à glisser seule, muée d'une volonté propre et d'une imagination débordante. Elle se mit à raconter ses histoires, inventant de nouveaux personnages, en diabolisant d'autres, exagérant le dramatisme de certaines aventures, créant des moments émouvant. Sous les yeux ébahis de la jeune fille se créa tout un univers où se mélangeais bals aux tenues victoriennes éclatantes et amourettes impossibles. Son esprit enfin libéré de toute cette tension, cette exigence qu’elle s’imposait elle-même, se mettait à élaborer des récits plus vivants les uns que les autres. La première feuille se remplit vite, suivie de près par une autre et encore une autre.

Marybel releva la tête, la main tremblante et courbaturée. Elle tourna la tête vers la fenêtre aux rideaux fermés. Une faible lueur commençait déjà à les traversés. La bougie sur le bureau commençait à peine à fondre, signe qu’on venait tout juste de la remplacée. Sans s’en rendre compte, elle avait écrit toute la nuit, sa dame de compagnie ayant pris soin de veiller à ne pas la déranger pendant son travail et était rester éveillée avec elle afin de lui apporter ce dont elle avait eu besoin. La maîtresse de maison n’avait rien eu à dire : Beth connaissait parfaitement son travail et savait lire en elle comme dans un livre ouvert. Elle regarda vers le tas de feuilles noircies d’encre posé sur le bureau et n’en revint pas. C’était elle, elle et elle seule qui avait écrit tout cela et ce avec une facilité déconcertante. Déjà d’autres idées se bousculaient dans sa tête : la naissance de nouveaux personnages, d’un nouveau monde où créer tout un tas d’histoires fantastiques, de scénario se déroulant dans d’autre époque que la sienne. Elle aurait voulu mettre sur papier toutes ses idées mais la fatigue la guettait et Beth, qui était resté silencieuse jusque-là, la pressa d’aller se mettre au lit tout en renouant autour du coup de sa maîtresse le camé d’ivoire.

Une dernière fois, Marybel pris son pendentif entre ses doigts fins et pâles et ferma les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, sa vision du monde avait changé. Devant elle, elle comprenait désormais tout ce que l’univers avait à lui offrir, tout ce qu’elle pourrait faire de cette inspiration qu’elle voyait dans chaque détail de ce qui l’entourait. Une vie sous un jour nouveau s’offrait à elle. Une vie qu’elle comptait bien croquée à pleines dents.

 

Ce texte, déjà ancien, a été inspiré par l'image ci-joint.

Retour à l'accueil